Chaque semaine, le Lab sélectionne pour vous une actualité ou une initiative jugée particulièrement intéressante et pertinente et la présente en quelques lignes. Cette semaine, le Lab vous présente une étude de la NEF (New Economics Foundation) intitulée « No Catch Investment » : et si la solution pour améliorer les bénéfices liés aux pêcheries était … d’interdire la pêche ? C’est la démonstration que fait la NEF en calculant les coûts et bénéfices d’une interdiction temporaire des prélèvements dans les zones où les stocks de poissons déclinent. Cette étude de 2012 a une résonance particulière alors que la France vient de dépasser, le 30 mai dernier, son Fish Dependence Day.
Les ressources halieutiques sont exemplaires pour illustrer la « tragédie des communs » décrite par Hardin dès 1968 [1]. Cette théorie, largement vérifiée en pratique, explique que les ressources naturelles en accès libre subissent nécessairement une surexploitation, chacun essayant d’en tirer le profit maximum. Finalement, les ressources s’épuisent, les écosystèmes se dégradent et les profits de tous les exploitants s’effondrent.
Ainsi dans l’Atlantique nord-est, 47 % des stocks de poisson étaient considérés comme surexploités en 2012. Au-delà de l’impact environnemental lié à la perturbation des dynamiques écosystémiques, le bilan est désastreux pour les pêcheurs : leurs prises ne représentent qu’un cinquième de ce qu’elles seraient si les stocks étaient en bonne santé ! Malgré la mécanisation et l’efficacité croissante des bateaux, les prises dans les eaux de l’Union Européenne (Atlantique nord-est et Méditerranée) diminuent en volume depuis la fin des années 1970, et les emplois dans le secteur suivent cette tendance à la baisse. Ce sont ainsi 1.8 milliards d’euros qui sont perdus à cause de la surpêche dans l’UE tous les ans [2] !
Comment adopter une gestion durable à long terme des pêcheries, pour le bien de l’économie, de l’environnement et des pêcheurs ? La NEF propose une alternative radicale : la fermeture totale des zones de pêche surexploitées. Si les coûts de ce moratoire sont importants, il faut plutôt les envisager comme un investissement. En supposant un arrêt total des prélèvements, cet investissement devrait être suffisant pour, au moins, permettre de dédommager les pêcheurs pendant la durée de l’interdiction. Celle-ci correspond au temps nécessaire pour que les stocks de poisson se reconstituent à un niveau de population souhaitable pour une exploitation à l’équilibre, durable à long terme. Il faut aussi assumer la non couverture des coûts fixes, la dépréciation de la valeur des bateaux, etc. et permettre une évolution des pratiques et capacités de pêche pour éviter une nouvelle surexploitation dans le futur [3].
La NEF montre ainsi que cet investissement serait très nettement profitable : les quelque 10.6 milliards d’euros requis pour financer un moratoire de presque 10 ans, nécessaire pour retrouver des stocks halieutiques en bon état, seraient totalement remboursés en moins de 5 ans après la reprise de la pêche. Sur 40 ans, les bénéfices de cette transition seraient de plus de 138 milliards d’euros.
La NEF préconise aussi que cet investissement soit financé par des acteurs privés, qui pourraient être séduits par l’excellente rentabilité de l’opération et son rapide retour sur investissement. Les fonds publics devraient eux être alloués aux contrôles nécessaires au respect du moratoire, au suivi scientifique des stocks afin de collecter des données précieuses pour la gestion des pêcheries, et à la réduction des capacités de pêche pour éviter toute reprise de la surexploitation une fois le moratoire terminé.
Des questions restent toutefois sans réponse : les industries européennes de transformation des poissons seraient fortement impactées par l’arrêt total de la pêche locale. Même en supposant que des importations pourraient couvrir leurs besoins pour éviter le déclin de ces filières dans l’UE, la forte demande induite risquerait d’entraîner la surexploitation de stocks situés dans d’autres parties du monde, un phénomène déjà observé pour le thon par exemple [4]. Même si ce scénario n’est pas vérifié, les prix mondiaux des poissons pourraient fortement augmenter à cause du déséquilibre soudain entre offre et demande, au dépend de la sécurité alimentaire des communautés et pays les plus pauvres. A moins que les européens ne cessent de manger du poisson pendant la durée du moratoire, au risque d’ouvrir de nouveaux marchés de substitution (viandes par exemple) pas forcément plus durables mais qui pourraient persister même après la reprise de la pêche, à cause de l’effet de dépendance au sentier commercial. Cette hypothèse est de toute façon irréaliste : le calcul par la NEF du Fish Dependence Day (jour de dépendance à la pêche) montre que, cette année, la pêche communautaire ne pourra déjà plus assurer l’autosuffisance alimentaire européenne pour le poisson à partir du 13 juillet 2016. Pour la France, la date est déjà dépassée : il s’agissait du 30 mai. Au-delà de cette date, tout poisson consommé correspond à une importation [5].
Il n’en demeure pas moins que ce scénario est une piste intéressante, la Politique Commune de la Pêche (PCP) [6] s’étant montrée plutôt inefficace jusqu’à présent pour lutter contre l’érosion des ressources et des activités économiques, territoires et communautés qui en dépendent au sein de l’Union Européenne.
Vertigo Lab souhaite mettre à jour cette étude de la NEF, publiée en 2012, pour intégrer des données plus récentes et l’adapter au contexte actuel. Vertigo Lab s’intéresse aussi aux effets du choix d’une telle politique publique sur l’économie (effets rebonds, changements dans les habitudes de consommation, sécurisation de nouveaux marchés pour les importations, marchés vacants dus au moratoire, etc.).
Vertigo Lab travaille actuellement sur l’analyse coûts-bénéfices de plusieurs scénarios de gestion d’un parc naturel en Mer de Corail. Ce travail devrait appuyer les gestionnaires néocalédoniens dans la recherche d’un arbitrage entre développement économique des pêcheries et conservation des ressources marines. Pour en savoir plus sur cette mission, cliquez ici.
[1] http://science.sciencemag.org/content/162/3859/1243.full Hardin, G. (1968). The Tragedy of the Commons, Sciences 162: 1243-1248.
[2] http://b.3cdn.net/nefoundation/46c2fb127533c643de_rvm6b40rz.pdf NEF (2012). No Catch Investment.
[3] http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2009:0163:FIN:EN:PDF European Commission (2009). Green Paper: Reform of the Common Fisheries Policy.
[4] http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2016/05/31/pas-de-consensus-pour-reduire-la-peche-au-thon-tropical-dans-l-ocean-indien_4929759_1652692.html Le Monde (31 mai 2016). Pas de consensus pour réduire la pêche au thon tropical dans l’océan indien.
[5] http://www.neweconomics.org/publications/entry/fish-dependence-2016-update NEF (2016). Fish Dependence – 2016 update.
[6] http://ec.europa.eu/fisheries/cfp/index_fr.htm Commission européenne (2015). Politique commune de la pêche (PCP).