C’est l’actualité brulante du monde agricole en ce début d’année 2025 : depuis le 15 janvier et jusqu’au 31 janvier 2025, 2,2 millions d’électeurs sont appelés à voter pour les représentants des Chambres d’agriculture. Ces votants regroupent bien évidemment les agriculteurs, mais pas seulement : ces élections sont organisées par collège, chaque catégorie d’acteurs agricoles disposant de son propre corps électoral.
Un mode de scrutin mixte pour élire les représentants du monde agricole
Une Chambre départementale d’agriculture se compose ainsi de 10 collèges : le collège des chefs d’exploitation et assimilés, le collège des propriétaires fonciers et usufruitiers, le collège des salariés de la production agricole, le collège des salariés des groupements professionnels agricoles, le collège des anciens exploitants, le collège des coopératives de production agricole (CUMA), le collège des autres coopératives et SICA, le collège des caisses de Crédit Agricole, le collège des caisses d’assurances mutuelles agricoles et des caisses de mutualité sociale agricole, et le collège des organisations syndicales à vocation générale d’exploitants agricoles.
Le mode de scrutin est mixte pour les collèges des chefs d’exploitation, salariés de la production agricole et salariés de groupements professionnels agricoles : il s’agit d’un système majoritaire et proportionnel. La liste qui a le plus de voix obtient la moitié des sièges, puis les sièges restants sont répartis entre les autres listes à la proportionnelle avec une attribution « au plus fort reste ». Pour tous les autres collèges, il s’agit d’un scrutin majoritaire à un tour. Cette année, le processus électoral introduit une nouvelle règle : les listes arrivées ex-aequo sont départagées en retenant la liste dont la moyenne d’âge est la plus faible contre la plus forte actuellement. Pour autant ce mode de scrutin fait encore largement débat, les listes minoritaires demandant de donner plus de place à la proportionnalité.
Les membres élus des 88 Chambres départementales, interdépartementales et territoriales et des 2 Chambres d’agriculture de région (Île-de-France et Corse), élisent à leur tour les membres des 11 Chambres régionales d’agriculture et de région (Bretagne, Normandie et Pays de la Loire)[1]. Enfin, la réunion des Présidents des Chambres d’agriculture constitue Chambres d’agriculture France (CDA France).
L’enjeu est grand, puisque ces élections ont lieu tous les 6 ans et façonnent le développement du secteur agricole en France, piloté par les Chambres d’agriculture par délégation de l’Etat avec un budget de 750 millions € (pour la période 2022-2023). Les Chambre d’agriculture ont donc un pouvoir économique important, et ont la mission d’accompagner les exploitants, d’organiser des formations, de proposer des conseils techniques, ou encore d’informer les agriculteurs des évolutions réglementaires.
Aujourd’hui, 97 Chambres sur 101 au total sont dirigées par l’alliance de syndicats majoritaires Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et Jeunes Agriculteurs (JA)[2] qui ont remporté 55,31 % des voix dans le collège des chefs d’exploitation et assimilés, alors que 3 départements (Lot-et-Garonne, Vienne et Haute-Vienne) sont détenus par la Coordination Rurale (CR) et la Confédération Paysanne est implantée uniquement à Mayotte[3].
Pour les syndicats agricoles il s’agit aussi d’un enjeu financier, à qui le ministère de l’Agriculture alloue 14 millions €, avec une clé de répartition fonction des résultats des élections : 75 % des financements sont attribués en fonction du nombre de voix obtenus. On estime ainsi qu’1 voix correspond à 50 euros par an pendant 6 ans. Dans un article du 3 janvier 2025, Le Figaro évoquait le « scénario optimiste » projeté par Serge Bousquet-Cassagne (ex-président de la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne), avec l’ambition pour la Coordination Rurale de « présider 25 à 50 chambres« . De son côté, Laurence Marandola (porte-parole de la Confédération Paysanne), annonçait lors du débat sur LCP l’ambition de remporter la présidence d’une dizaine de Chambres.
Alors que le système agricole français se caractérise par une multitude de modèles différents, quels sont les projets et idées portés par ces syndicats agricoles chargés de les représenter ?
Des visions et des agricultures contrastées entre syndicats
Si la FNSEA demeure l’acteur syndical dominant avec son allié Jeunes Agriculteurs, les autres syndicats – Confédération Paysanne, Coordination Rurale et Modef (Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux) – prennent une place croissante sur la scène politique agricole, avec des revendications marquées. Le contenu de leurs programmes est fondamental, de par le rôle majeur qu’ils jouent pour façonner le modèle agricole français.
La FNSEA promeut une agriculture compétitive et intégrée dans les marchés mondiaux. Forte de son réseau national et de sa présence historique, la FNSEA défend une agriculture productive, structurée autour de grandes exploitations et intégrée dans les marchés mondiaux. Elle met l’accent sur l’innovation technologique et le développement d’infrastructures pour répondre aux défis climatiques et de souveraineté alimentaire.
Les Jeunes Agriculteurs portent une vision de l’agriculture familiale, où les agriculteurs prennent leurs décisions de façon indépendante et autonome et où se développent des exploitations viables, vivables et transmissibles. Le syndicat Jeunes Agriculteurs œuvre pour que demain, les agriculteurs soient nombreux, les territoires vivants et que notre alimentation ait du sens. La vocation de Jeunes Agriculteurs est d’assurer le renouvellement des générations en agriculture en facilitant les conditions d’accès au métier et en assurant des perspectives de long terme pour les jeunes qui s’installent.
La Coordination Rurale défend une agriculture indépendante des coopératives et des grands groupes agroalimentaires. Elle milite pour une refonte du système des prix agricoles afin de garantir des revenus justes pour les producteurs. Le syndicat critique le poids des normes administratives et environnementales qu’il juge inadaptées aux petites exploitations. Il s’est notamment exprimé pour « une dissolution, ou à défaut d’une transformation radicale, de l’OFB à brève échéance » en réponses aux mobilisations agricoles courant 2024. La Coordination Rurale propose de limiter l’accès aux terres agricoles aux seuls agriculteurs actifs, pour contrer la spéculation foncière. Enfin elle s’oppose fermement aux importations agricoles ne respectant pas les normes françaises. Invité du 6h20 de France Inter le 7 janvier 2025, François Purseigle analysait que la Coordination Rurale “cherche avant tout à s’adresser à des agriculteurs floués, qui ont le sentiment de ne pas avoir été accompagnés suffisamment par l’État, l’Union européenne” mais “il n’y a pas véritablement une remise en question du modèle productif chez eux”, ce qui en ferait “l’adversaire numéro un de la FNSEA”.
La Confédération Paysanne milite pour une agriculture paysanne à taille humaine, valorisant les circuits courts, l’agroécologie et la souveraineté alimentaire locale. Elle réclame des mesures plus ambitieuses en matière de résilience environnementale et de viabilité économique, comme des aides ciblées pour la conversion à l’agriculture biologique, et déplore l’insuffisance des dispositifs actuels. Le syndicat plaide notamment pour une réforme ambitieuse de la PAC et des aides davantage ciblées sur les exploitations agroécologiques. Elle demande une relocalisation des filières dans un objectif de souveraineté alimentaire et d’amélioration des conditions de vie des agriculteurs. Cette relocalisation se veut cohérente, en maintenant des échanges économiques internationaux équilibrés en termes de normes et de capacité de production locales.
Le MODEF se concentre sur la défense des petites exploitations familiales, plaidant pour une redistribution plus équitable des aides publiques. Le MODEF est opposé aux grandes infrastructures de gestion de l’eau (barrages, retenues…), qu’il juge nuisibles à la biodiversité. Enfin, le Modef demande un moratoire sur les importations de produits agricoles ne respectant pas les normes françaises, pour limiter la concurrence des produits importés.
Des élections qui font suite à un climat tendu dans le monde agricole
Suite aux blocages des agriculteurs en 2024, les négociations menées entre les syndicats majoritaires et le gouvernement avaient abouti à plusieurs engagements et mesures sur 4 enjeux clés :
Un enjeu de compétitivité permanent : L’opposition aux accords de libre-échange (notamment avec le Mercosur) a conduit la France à adopter une position plus prudente, en exigeant la réciprocité des normes environnementales et sociales pour les produits importés. Rappelons également que les denrées agricoles sont perçues par les syndicats agricoles comme une « variable d’ajustement » des échanges économiques.
Un enjeu sanitaire récurrent : La FNSEA a plaidé pour des indemnisations rapides et renforcées face aux crises sanitaires, comme la fièvre catarrhale ovine (FCO) et la grippe aviaire, appuyée par la mise en place de dispositifs de vaccination massive.
Un enjeu environnemental souvent passé au second plan : En collaboration avec les Chambres d’agriculture, la FNSEA a proposé des mesures telles que l’investissement dans les infrastructures hydrauliques et le développement de solutions technologiques comme l’agriculture de précision pour l’adaptation au changement climatique.
Un enjeu social en toile de fond : La loi d’orientation pour la souveraineté alimentaire (LOA) de mai 2024 a intégré des propositions visant à faciliter l’installation des jeunes agriculteurs, pour répondre aux problématiques de renouvellement des générations et d’accès au foncier.
Pour autant, ces engagements n’avaient pas tout à fait répondu aux attentes exprimées, ce qui avait conduit à la poursuite des mobilisations fin 2024, avec des tensions cristallisées par les négociations de l’accord UE-Mercosur. Ces derniers mois, l’instabilité politique et la crise persistante du monde agricole ont fait resurgir les clivages et les revendications sur la réforme de la PAC, la concurrence déloyale des marchés internationaux, les modalités de renouvellement des générations, la protection sociale, l’adaptation au changement climatique, et les contraintes normatives à l’exercice du métier d’agriculture. En particulier, la mise en œuvre de pratiques agroécologiques fait régulièrement débat, et les approches défendues par les syndicats divisent fortement.
Enfin, au niveau législatif, 3 faits marquants sont à retenir :
- La loi du 3 juillet 2020 dite « Loi Chassaigne», modifie le dispositif de complément différentiel de points de retraite complémentaire obligatoire (RCO), instauré en 2014, pour revaloriser le complément différentiel de retraite complémentaire des chefs d’exploitation. En complément de cette loi, la loi du 17 décembre 2021 vise quant à elle, à revaloriser les retraites de base des non-salariés agricoles et bénéficie principalement aux conjoints et aides familiaux. La Confédération Paysanne rappelle que de nombreux paysans et paysannes ne sont pas concernés par ces nouveaux seuils de minima de retraite, et souhaite aller plus loin sur la protection sociale (service de remplacement pour les congés maternité par exemple).
- La Loi d’orientation agricole (LOA) a été adoptée par le Sénat le 22 janvier 2025, avec ses 130 amendements, la plupart émanant des rapporteurs Laurent Duplomb (Les Républicains)[4] et Franck Menonville (Union centriste), et qui font craindre un recul environnementale majeur. Le texte sera examiné en séance publique à partir du 4 février, avec un vote final prévu le 18 février, quelques jours seulement avant l’ouverture du Salon de l’agriculture prévu du 22 février au 2 mars à Paris.
- En parallèle, le 27 janvier, le Sénat se penchera sur une nouvelle proposition de loi visant à « libérer la production agricole des entraves normatives», de M. Duplomb et M. Menonville. Le texte fait écho à plusieurs revendications de la FNSEA et autres dispositions déjà adoptées par le Sénat ces derniers mois. Elle revient par exemple sur plusieurs dispositions récentes en matière d’insecticides, introduites par la loi Egalim de 2018 (mettre fin à l’interdiction des remises, rabais et ristournes sur la vente des produits phytopharmaceutiques, ou encore autorisation des néonicotinoïdes, interdits en France depuis six ans.), ou prévoit des facilités dans la construction de retenues d’eau.
Quelques ressources pour en savoir plus
Dossier de presse Elections 2025 Chambres d’Agriculture : https://dordogne.chambre-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/Nouvelle-Aquitaine/099_Inst-Dordogne/Documents/Elections/Dossier_de_Presse.pdf
Article Le Monde : L’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur a été conclu : les réponses à vos questions sur son contenu et ses conséquences :
Loi Chassaigne : https://www.msa.fr/lfp/retraite/revalorisation-retraites-agricoles-loi-3-juillet et https://www.vie-publique.fr/loi/280423-loi-17-dec-2021-chassaigne-revalorisation-petites-retraites-agricoles#:~:text=L’essentiel%20de%20la%20loi,agricole%20ayant%20une%20carri%C3%A8re%20compl%C3%A8te.
Amendement visant à supprimer l’Agence Bio : https://www.senat.fr/amendements/2024-2025/143/Amdt_II-1530.html
Replay « Agriculture, le grand débat » sur LCP Assemblée nationale le 13/01/2025 : https://www.youtube.com/watch?v=Pv02dzivHQU
Représentativité des femmes : https://www.lafranceagricole.fr/vie-sociale-et-rurale/article/837399/les-organisations-agricoles-doivent-mieux-faire
Financement des syndicats agricoles : https://www.lefigaro.fr/economie/les-elections-aux-chambres-enjeu-financier-majeur-pour-les-syndicats-agricoles-20250114 et https://basta.media/chambres-d-agriculture-tout-comprendre-aux-enjeux-des-elections
Chiffres clés sur les Chambre d’agriculture : https://chambres-agriculture.fr/le-reseau-chambres/qui-sommes-nous/les-chambres-dagriculture-en-chiffres
La place de l’agriculture dans les accords du Mercosur : https://www.reussir.fr/lesmarches/accord-ue-mercosur-les-mobilisations-agricoles-peuvent-changer-la-donne et https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/740-l-agriculture-variable-d-ajustement-des-accords-commerciaux
Notes :
[1] à l’exclusion des membres du collèges des chefs d’exploitation qui seront élus au suffrage direct avec prime d’un siège à la liste arrivée en tête
[2] En Guadeloupe il s’agit d’une alliance JA-Modef
[3] En 2019, la Confédération Paysanne avait remporté les élections en Loire-Atlantique avec 2 voix d’avance, et s’était finalement inclinée suite à un nouveau scrutin organisé après le recours déposé par l’alliance FNSEA-JA.
[4] Également auteur d’un amendement visant à supprimer l’Agence Bio dans le cadre du Projet de loi de finances pour 2025, adopté par l’Assemblée nationale le 18 janvier 2025, sur un avis de sagesse du Gouvernement