En France, plus d’une trentaine de monnaies locales complémentaires sont en circulation. Outil de réappropriation de l’économie par le citoyen et levier pour soutenir le développement économique local et renforcer le lien social, elles participent également à la transition énergétique et écologique. Quel serait un futur réussi pour la France en 2050 ? En réponse à cette question, trois visions de civilisation se dessinent pour faire face aux exigences environnementale, démocratique, sociale et culturelle : la civilisation verte, la biocivilisation et la civilisation connectée. [1] Pour deux de ces visions, biocivilisation et civilisation connectée, les monnaies locales complémentaires, c’est-à-dire des monnaies émises dans et pour un espace de circulation à une échelle locale et adossées à la monnaie officielle du pays, « deviennent de plus en plus prégnantes, voire déterminantes dans beaucoup « d’aspects de la vie quotidienne ». Se développent également fortement les systèmes d’échanges de produits et de services basés sur le temps ou une unité d’échanges autre que la monnaie.
De fait, l’actualité est riche de signaux montrant déjà une tendance au développement de ces dispositifs en France. Ces dernières années, les annonces de mise en circulation de nouvelles monnaies locales complémentaires (MLC pour la suite) sont régulières, comme l’illustrent les dernières nées, le Stück à Strasbourg et La Gonette à Lyon, mises en circulation respectivement en octobre et novembre 2015. On compte actuellement sur notre territoire plus d’une trentaine de monnaies locales complémentaires en circulation. De même, les systèmes d’échanges et de trocs basés sur le temps ou sur une autre unité (ex : points) existent en grand nombre. On en compterait plus de 500 systèmes d »échanges basés sur le temps en France. [2] Portées majoritairement par des initiatives citoyennes, les MLC, par exemple Sol Violette à Toulouse, l’Abeille à Villeneuve sur Lot, l’Eusko dans le Pays-Basque, la Bou’Sol dans le Boulonnais ont d’abord été pensées comme outil pour une réappropriation de l’économie par les citoyens et un soutien à l’économie locale. Elles se pensent également comme levier de développement pour l’économie sociale et solidaire[3]. En outre, certaines de ces initiatives intègrent spécifiquement le volet écologique dans leurs valeurs. De fait, au milieu des années 2000, le réseau des villes dites « en transition » initié par Rob Hopkins a mis en avant la création des MLC comme un des leviers permettant la transition écologique et énergétique des territoires. Des exemples d’initiatives déployées en France et à l’étranger aident à mieux comprendre dans quelle mesure ces monnaies contribuent à cette transition écologique et énergétique.
Les MLC encouragent l’adoption de comportements écoresponsables par les acteurs du territoire.
- Elles encouragent les citoyens à adopter des comportements écoresponsables.
Certaines MLC encouragent leurs usagers à adopter écogestes et comportements écoresponsables au service de l’intérêt général en échange de monnaies utilisables dans des réseaux de commerçants partenaires. C’est en Belgique notamment qu’on retrouve ce type d’initiatives : par exemple, l’Eco iris a été mise en place dans différents quartiers de Bruxelles pour « encourager les comportements durables, positifs pour l’environnement et pour les habitants (…) »[4]. Chaque écoactivité ou écogeste est « rémunéré » par des Eco iris, utilisables contre des produits ou des services auprès de commerces locaux partenaires, d’acteurs de l’économie sociale et solidaire ou via un réseau d’acteurs culturels. Les écoactivités ou écogestes rémunérés sont par exemple la création d’un potager individuel, la participation à un débat portant sur les enjeux environnementaux ou aux activités de la semaine du développement durable, ou encore l’achat de meubles en bois certifiés FSC ou PEFC. Le temps investi dans des associations est également rémunéré en Eco iris.
- Elles incitent les commerçants à adopter des pratiques écologiques.
D’autres monnaies locales, quoiqu’encore peu nombreuses à notre connaissance, vont exiger des commerçants qu’ils témoignent de pratiques écologiques pour pouvoir rejoindre le réseau de partenaires. Ainsi, les utilisateurs de ces monnaies ont l’assurance de réaliser leurs achats auprès d’acteurs engagés. La Gonette à Lyon, par exemple, met pour condition à l’adhésion d’un commerçant que ce dernier définisse une feuille de route pour améliorer ses pratiques quotidiennes dans le respect de la Terre et du monde vivant[5]. Le Stück vise quant à lui à faire adopter « des comportements économiques de production et de consommation plus cohérents, en harmonie avec l’environnement et sauvegardant l’évolution de la vie »[6] et à former « un réseau d’acteurs au service de la consommation raisonnée et raisonnable ». Les commerçants doivent démontrer ainsi leur engagement concret, par exemple dans la lutte contre le gaspillage alimentaire, la réduction de leurs déchets et de leur consommation d’électricité, ou encore l’utilisation de biomatériaux.
Les MLC participent à la transition énergétique. En ce qui concerne la transition énergétique, tout d’abord, le réseau des monnaies locales complémentaires rappelle qu »un objectif des monnaies locales est de réduire la dépendance des territoires vis-à-vis d’approvisionnements lointains, en favorisant les circuits courts et locaux. Développer les circuits courts permettrait d’éviter les émissions de gaz à effet de serre associées au transport de marchandises, même si le bénéfice réel pour l’environnement est discutable.[7] Certaines monnaies locales visent à réduire les émissions de gaz à effet de serre sur leur périmètre de circulation en incitant au covoiturage pour les déplacements de proximité. Ainsi, ECOSYSTE’M, initiative lancée en mai 2014 sur la commune d’Ayen en Corrèze, combine covoiturage de proximité et monnaie locale : les pratiques de covoiturage sont « rémunérées » en « Y’aca », monnaie locale circulant sur le territoire, sur la base d’un fichier de kilométrage. Les monnaies locales peuvent également participer à la réduction de la consommation d’énergies fossiles, en soutenant des filières d’énergies renouvelables. A Yoro, en Honduras, le projet Gota Verde, déployé au moins entre 2007 et 2011, a soutenu le développement à l’échelle locale de biocarburants produits par des petits agriculteurs et sans menace pour la souveraineté alimentaire, en incluant la circulation d’une monnaie locale dans le dispositif. Autre exemple en Ardèche, l’association Les lucioles, qui porte la monnaie locale du même nom, participe à la création d’une filière-bois locale en mobilisant le fonds d’épargne constitué par les euros échangés contre des lucioles.
Les monnaies locales soutiennent l’agriculture biologique et le commerce équitable. Une monnaie locale va pouvoir réunir dans son réseau, des partenaires qui privilégient certains types de produits ou de modes de production, tels que l’agriculture biologique ou le commerce équitable. Le Pyrène, monnaie locale circulant en Ariège, regroupe ainsi de nombreux producteurs de fruits, légumes, et fromages issus de l’agriculture biologique, ainsi que des commerçants vendant des vêtements et du textile en coton biologique. Toutefois, à notre connaissance, il n’existe pas de monnaies qui exige le soutien à l’agriculture biologique et le commerce équitable comme une condition ferme à l’adhésion. Les systèmes d’échanges basés sur le temps ou une autre unité participent à l’économie circulaire. D’autres dispositifs, qui organisent l’échange entre services ou comportements écoresponsables par l’intermédiaire d’une unité de valeur, contribuent particulièrement à l’économie circulaire, en incitant en particulier sur la valorisation des déchets. Ainsi, dans les favelas de Curitiba, déposer un sac à ordures triées dans les containers pour verre, papier et plastique qui sont installés à l’entrée des favelas donnait droit à un ticket de transport public gratuit. Cette initiative lancée par le maire de Curitiba dès 1971 a permis l’échange d’environ 11 millions de tonnes d’ordures ménagères dans les 60 quartiers les plus pauvres de la ville contre environ 1 million de tickets de transport. Les sacs d’ordures ménagères ont également été échangés contre des fournitures scolaires ou des denrées alimentaires[8]. Par ailleurs, les systèmes locaux d’échanges (SEL), en favorisant des échanges de services de réparation et d’entretien de produits, ainsi que le don et le partage, contribuent également à la prévention et la valorisation des déchets.
Des pistes existent pour valoriser et amplifier la contribution des MLC à la transition écologique et énergétique. Si la contribution réelle des monnaies locales à la transition écologique et énergétique reste à quantifier, leur participation à activer la transition sur les territoires est indéniable et pourrait être amplifiée. Plusieurs pistes d’actions se dégagent :
- Première piste d’actions : définir, dès la conception des systèmes, des objectifs environnementaux au regard des enjeux du territoire pour amplifier la valeur ajoutée de ces dispositifs ;
- Deuxième piste : développer des méthodologies d’évaluation des impacts et des bénéfices sociaux, économiques et environnementaux des monnaies locales pour quantifier leur contribution à l’économie du territoire et à son profil environnemental et optimiser ainsi leur développement ; et
- Troisième piste : les monnaies locales pourraient être connectées à des politiques publiques de soutien à l’investissement écologique.[9] Cela permettrait à la fois de répondre au problème de financement pérenne des investissements bas carbone et de soutenir le financement de projets locaux écologiques.
Dans un contexte où la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte donne un rôle moteur aux territoires, innover dans la conception et l’usage des monnaies locales comme outil au service de cette transition est une priorité de recherche et d’expérimentations.\r\n
[1] Association4D (2013), Trois visions d’un futur réussi pour la France dans son contexte international en 2050, avril 2013. Réalisé dans le cadre du Programme « Transitions de long terme vers une économie écologique », piloté par la Mission Prospective du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie.
[2] Magnen J-P et Fourel C. (2015).
[3] La loi du 31 juillet 2014 relative à l »économie sociale et solidaire a donné une base légale aux monnaies locales complémentaires.
[4] Site internet de l’eco iris : www.ecoiris.be
[5] Charte des valeurs de la Gonette. Disponible sur : http://www.lagonette.org/charte-des-valeurs-de-la-monnaie-lyonnaise/ . Date de consultation : 19 janvier 2016.
[6] Charte des valeurs de l’association Le Stück. Disponible sur : http://www.lestuck.eu/la-charte/. Date de consultation : 19 janvier 2016
[7] Une note datée de mars 2013 du Commissariat général au développement durable (« Consommer local, les avantages ne sont pas toujours ceux que l’on croit ».) souligne en effet que les bénéfices des circuits courts de commercialisation des produits agroalimentaires sont « davantage socio-économiques » qu »environnementaux, tout en reconnaissant que les circuits courts restent « cependant une source possible d »aménités environnementales »
[8] Lietard B. et M. Kennedy (2008), Monnaies Régionales : de nouvelles voies vers une prospérité durable, Éditions Charles Léopold Mayer.
[9] Jérôme Blanc et Baptiste Perrissin Fabert (2016), Financer la transition écologique des territoires par les monnaies locales. Institut Veblen pour les réformes économiques. Janvier 2016.’, ‘Les monnaies locales complémentaires : un outil au service de la transition écologique et énergétique’