Tout bon étudiant en marketing aura appris la technique du produit d’appel : attirer le client avec un produit bon marché, pour générer du trafic sur le lieu de vente et espérer ainsi vendre d’autres produits. Cette technique de marketing est généralisable à bien d’autres domaines pour attirer l’attention de manière efficace, rapide et percutante. C’est précisément ce que semble avoir fait le WWF avec sa parution en 2015 d’un rapport intitulé « Reviving the ocean economy » [1].
Ainsi, en avril 2015, ont fleuri une multitude d’articles de journaux titrés, à la virgule près, «Les océans valent 24 000 milliards de dollars selon le WWF». Somme toute, c’est là une belle opération de communication pour WWF. En donnant une valeur aux océans, l’ONG a su attirer l’attention, et l’utilise pour légitimer ses actions de sensibilisation et de préservation de cette ressource. L’objectif final : favoriser la prise de décision des pouvoirs publics en faveur de la protection des océans. Néanmoins, il convient de s’interroger sur la légitimité de donner une valeur économique à cette ressource qu’est l’océan au regard des objectifs de WWF. Le rapport, long de 60 pages, ne mentionne cette valeur économique que dans les 7 premières pages d’analyse, la suite traitant des dommages croissants que causent les activités anthropiques sur les océans, ainsi que les actions préconisées pour inverser la tendance, avec à peine quelques références à ces 24 000 milliards de dollars. Le lecteur s’aperçoit rapidement que ce chiffre astronomique, à une place stratégique en introduction de rapport, n’a d’autre but que d’attirer le lecteur vers les chapitres suivants, jouant ainsi le rôle de « prix d’appel ».
Si le grand public demeure friand de ce genre de chiffres chocs, on peut s’interroger sur cette monétarisation des océans à l’échelle mondiale et sur les méthodes employées, peu détaillées dans le rapport. Certes, en parallèle du rapport cité plus haut, un rapport annexe détaille en une vingtaine de pages comment a été trouvée la valeur économique mondiale des océans. Sans même entrer dans le détail des méthodes et des choix opérés, on peut s’interroger sur la précision de ces résultats lorsqu’on connaît l’abondance, la diversité et les précautions des publications scientifiques qui rapportent des évaluations économiques de services écosystémiques extrêmement précises, à des échelles localisées. Pourquoi ces économistes se donnent-ils tant d’efforts pour évaluer la valeur d’un petit morceau de nature alors que vingt pages suffisent à WWF pour donner la valeur des océans du monde entier? On pourra argumenter qu’après tout, même si cette valeur de 24 000 milliards pourrait avoir quelques zéros en plus ou moins – de toute évidence, personne ne peut raisonnablement se représenter une telle valeur –, employer cette stratégie du produit d’appel permet d’amener le lecteur, et donc le citoyen, à réfléchir à l’importance des écosystèmes. Mesurer cette valeur peut donc s’envisager pour éveiller les consciences, quitte à ce que ce chiffre soit imprécis. Preuve en est du relais médiatique important de cette publication.
Toutefois, l’intérêt du « prix de la nature » pour favoriser la prise de conscience du grand public ne doit pas occulter les questionnements sur les modalités d’utilisation de cette valeur. Car celle-ci est bien à « utiliser » en tant qu’outil. A l’image du marteau qui n’a pas d’intérêt s’il n’y a pas de clou à enfoncer, la valeur économique des océans n’a d’intérêt que si celle-ci est mobilisée. Pour illustrer ce propos, appuyons nous sur le projet que Vertigo Lab a réalisé pour le Conservatoire du Littoral, consistant en des études de cas qui partagent fondamentalement le même objectif que celui du WWF : proposer un plaidoyer en faveur de la protection des écosystèmes, en mobilisant leurs valeurs économiques. Dans ces études, ce ne sont pas les valeurs économiques brutes des écosystèmes littoraux qui sont utilisées pour défendre la préservation, mais leur évolution dans deux scénarios avec ou sans action du Conservatoire et de ses partenaires gestionnaires. Ceci permet de faire ressortir les bénéfices fournis par la politique de préservation et donc d’argumenter en sa faveur. De fait, les écosystèmes ne verront pas leur valeur chuter à zéro du jour au lendemain si le Conservatoire disparaît. Il serait abusif d’attribuer entièrement la valeur des écosystèmes des sites naturels à la simple stratégie du Conservatoire, tout comme il est abusif de sous-entendre qu’en l’absence d’action des décideurs pour préserver l’océan, 24 000 milliards de dollars seraient perdus. Voilà pourquoi la mesure du « prix des océans », cantonnée pourtant à une simple estimation, n’aura d’intérêt que si elle met en balance deux scénarios de mise en œuvre d’une politique de protection pour établir une comparaison de notre action sur ces espaces.
Par ailleurs, malgré l’engouement médiatique pour les chiffres, qui ont l’avantage d’être aussi vite lus qu’intégrés, il faut rappeler que l’économie de l’environnement n’est pas utilisée qu’à des fins de sensibilisation et de plaidoyer, et c’est pourquoi l’utiliser à tort et à travers comme « produit d’appel » à des échelles si importantes peut amener sur une pente glissante. Notamment, donner une valeur économique des services écosystémiques permet d’intégrer coûts et bénéfices environnementaux dans l’analyse coûts-bénéfices d’un projet pour décider ou non de sa « rentabilité » en y intégrant une composante environnementale, ou encore de déterminer le montant d’un outil de marché, tel qu’une taxe ou une subvention. Inutile de préciser que dans ces cas-là, un zéro en plus ou en moins, cela fait la différence.
Finalement, si les objectifs du WWF sont louables, cette évaluation grossière de la valeur d’une ressource naturelle (si tant est que l’on peut parler de ressource au singulier, tant la diversité des milieux océaniques est vaste) ne viendra pas nécessairement rendre service à la branche de l’économie encore récente qu’est l’économie de l’environnement. De fait, pour parvenir à démontrer l’intérêt du concept encore largement critiqué de « prix de la nature », il serait certainement plus efficace d’en faire une utilisation raisonnée et argumentée plutôt qu’un emploi peu étayé, à vocation de « prix d’appel », pour une diffusion massive.
[1] Téléchargeable à l’adresse : http://assets.worldwildlife.org/publications/790/files/original/Reviving_Ocean_Economy_REPORT_low_res.pdf?1429717323&_ga=1.96865503.1720890060.1437592918‘