S’inspirer du vivant pour développer notre économie régionale

Par avril 30, 2018Idées

 Au-delà des exemples impressionnants, le biomimétisme ouvre la voie vers une société plus durable et résiliente, qui intègre véritablement les enjeux environnementaux.  S’inspirer de la nature pourrait de plus permettre le développement de nouvelles activités et la création de nouveaux emplois.

Le biomimétisme : s’inspirer de la nature pour innover

 « 3,8 milliards d’années de R&D », « bibliothèque à ciel ouvert », « réservoir à idées », tels sont les expressions fréquemment utilisées pour définir le potentiel d’innovation lié au biomimétisme. Formulé en 1997 par Janine Benyus, le terme de biomimétisme (ou biomimicry en anglais), traduit l’étude du vivant dans le but de s’en inspirer pour innover.

Le biomimétisme n’a pour autant rien de nouveau ni même de récent. Depuis toujours, l’Homme s’inspire de son environnement pour développer de nouveaux outils ou matériaux. Les dessins de la machine volante de Leonard de Vinci accompagnés de croquis d’ailes d’oiseaux en sont une illustration.

Un engouement croissant autour du sujet

Mais depuis quelques années, les articles de presse, sujets de journaux télévisés et conférences sur le biomimétisme sont de plus en plus fréquents, le sujet gagnant en notoriété aussi bien auprès des acteurs académiques et économiques qu’auprès du grand public. Même les acteurs politiques s’en emparent, Edouard Philippe déclarait ainsi en novembre 2017 dans le cadre des Assises de l’économie de la mer : « Parce que le biomimétisme montre que nous avons beaucoup à apprendre de la mer. Parce que la mesure, l’observation, l’évaluation de la faune et de la flore marines seront à la fois notre boussole et notre baromètre. »

Toutefois, si l’engouement autour du biomimétisme est croissant, il reste encore du chemin à parcourir pour que celui-ci infuse concrètement et largement au sein de la sphère économique. De nombreux exemples brillants et encourageants existent déjà (voir notamment cet article de Gilles Boeuf), mais nous en sommes néanmoins encore au stade de la découverte du potentiel du biomimétisme, et ce particulièrement en France. Le passage à l’échelle industrielle n’est pas évident mais pour autant nécessaire au développement du biomimétisme au-delà de projets pilotes. C’est ici le passage entre les niveaux 3 et 6 sur l’échelle TRL (Technology Readiness Level) communément utilisée en matière d’innovation qui est en jeu, soit l’écart entre le niveau d’aboutissement d’une application développée par des chercheurs et le point de départ de développement d’un produit pour le monde industriel. Ce passage à la vitesse supérieure nécessite de répondre à différents enjeux et besoins : l’accès à la connaissance ; la transition entre recherche fondamentale et industrie ; le développement de projets démonstrateurs ; la formation des acteurs ; et le financement de la recherche biomimétique.

Ce dernier point constitue une dimension indispensable au développement du biomimétisme car celui-ci requiert une phase de R&D indispensable mais coûteuse, or les investisseurs, tant publics que privés, restent encore assez frileux. Ceux-ci demandent souvent des preuves de retour sur investissement difficiles à fournir, et l’inconnue des retombées économiques de l’adoption d’une démarche biomimétique constitue alors un frein difficile à dépasser. Aussi, comme le résument certains acteurs, le potentiel économique du biomimétisme est aujourd’hui principalement jugé à l’aune de l’engagement des pays voisins sur le sujet, et de l’intérêt porté par les grands groupes à la thématique : « S’ils s’y intéressent, c’est bien qu’il y a un intérêt économique ».

 

Quel potentiel économique derrière l’enthousiasme autour du biomimétisme ?

Peu de chiffres existent actuellement pour étayer le ressenti des acteurs souvent intimement convaincus de l’intérêt de l’approche. Aussi, pour répondre à cette question, nous nous sommes intéressés au potentiel d’innovation que représente le biomimétisme à travers la source d’inspiration qu’est la nature. Ainsi, c’est à travers sa fonction de méthodologie d’innovation que le biomimétisme peut constituer un levier de développement économique. En effet, l’innovation est considérée comme un moteur de la croissance. Selon l’OCDE, l’innovation constitue même « un facteur déterminant de la croissance et des performances de l’économie mondialisée »[1]. Par ailleurs, en étant basée sur l’accumulation de connaissances plutôt que de capital, l’innovation favorise une croissance durable, car de long terme et s’appuyant sur une utilisation rationnelle de ressources finies[2].

Nous nous sommes donc penchés sur le processus d’innovation que constitue le biomimétisme et nous avons alors cherché à identifier l’influence d’une approche biomimétique sur les processus de R&D et de production de quatre secteurs (chimie/ matériaux, bâtiment, agriculture, et océan) en termes de gain de temps, gain d’énergie, économie en matières premières et économie de déchets[1]. Nous avons ensuite intégré ces variations au sein de notre modèle économique ImpacTER[2] permettant de modéliser les interactions entre les secteurs d’activités d’une économie à l’échelle d’un territoire donné, ici la Nouvelle-Aquitaine.

En se projetant à 10 ans, nous avons évalué les retombées socio-économiques du développement du biomimétisme si ¼ des entreprises néo-aquitaines de ces quatre secteurs adoptaient une démarche biomimétique.

+ 575 millions d’Euros de PIB et

+ 5 626 emplois salariés,

tel serait l’impact socio-économique potentiel du développement du biomimétisme à l’échelle de la Nouvelle-Aquitaine.

L’infographie ci-dessous illustre les résultats obtenus et notamment les différences d’impacts selon les secteurs étudiés.

Loin de constituer des prédictions, ces chiffres démontrent le potentiel d’un scénario biomimétique de notre économie. Ils permettent d’apporter de premiers éléments, un « What if ? », en réponse aux hésitations et incertitudes des décideurs. Des incertitudes que sont en train de dépasser la Région Nouvelle-Aquitaine en travaillant à l’élaboration d’une politique régionale sur le biomimétisme[3].

 

Quels impacts d’une adoption plus large du biomimétisme au sein de notre société ?

Nous avons exploré dans ce travail les deux premiers niveaux d’inspiration du biomimétisme : les formes et les matériaux. Ce sont les deux plus courants et plus aisés à mettre en œuvre. Plus complexe à appréhender, le dernier niveau, organisationnel, laisse cependant entrevoir un potentiel considérable sur lequel s’accordent déjà de nombreux acteurs.

Le troisième niveau du biomimétisme invite à s’inspirer des modes de fonctionnements des écosystèmes pour optimiser nos organisations et modes de communications. Il s’agit de penser nos systèmes à l’image des écosystèmes naturels, afin de gagner en efficacité, durabilité et résilience. Comme le disait Gilles Bœuf lors de la dernière Biomim’expo[4] en 2017 : « Qui ne rêverait pas d’une entreprise qui durerait 4 milliards d’années ? ».

L’approche biomimétique consiste alors à faire le parallèle entre principes du vivant et modes de fonctionnement de nos organisations. Elle s’inscrit comme une démarche d’amélioration de l’existant en abordant nos modèles organisationnels sous un autre prisme, celui de la coopération plutôt que de la compétition[5], de la communication et transdisciplinarité plutôt que du cloisonnement en silos, etc.

Prenons pour exemple la hiérarchie qui reste aujourd’hui un élément structurant des entreprises. Dans la nature, la hiérarchie est utilisée pour empêcher le changement de survenir. En effet, elle limite la croissance et est notamment utile lorsqu’elle empêche certaines cellules cancéreuses de se développer. La hiérarchie ne constitue pas en cela un modèle efficace pour réussir à s’adapter au changement, or dans le monde de l’entreprise, le changement apparaît en permanence et il est crucial pour une entreprise d’être en mesure de s’y adapter.

Il n’est bien sûr pas possible ni recommandé d’essayer d’appliquer à l’identique le fonctionnement organisationnel d’une fourmilière ou d’une ruche à une entreprise. L’idée consiste plutôt à s’inspirer de principes clés du vivant. Ainsi, lorsqu’on croise les facteurs clés de succès du management avec le fonctionnement d’une forêt, on observe des recoupements intéressants qui peuvent être résumés à travers les principes suivants :

  • Un objectif partagé garantissant l’engagement et la motivation de tous ;
  • Un suivi régulier avec des retours constants ;
  • Une division du travail en petites tâches ou étapes ;
  • Une communication efficace et régulière avec des interactions constantes tout du long ;
  • Une présence d’individus « clés de voute » qui assurent la connexion entre les acteurs ;
  • De la redondance et diversité pour assurer la résilience.

Ces principes ont également été vérifié par une équipe de chercheurs américains qui a analysé la longévité de plus de 30 000 entreprises cotées aux Etats-Unis afin d’identifier les stratégies écosystémiques applicables aux entreprises permettant d’améliorer leur robustesse[6].

 

L’exemple de l’entreprise Interface®

Interface® est aujourd’hui l’un des exemples les plus avancés en termes d’application de principes biomimétiques à une entreprise. Le point de départ de leur réflexion est né de la volonté de concevoir une moquette la plus propre possible. Ils se sont alors inspirés de la répartition des feuilles sur le sol dans une forêt pour concevoir un design aléatoire qui rompt avec la moquette classique uniforme. Ce design aléatoire permet d’économiser de la matière première grâce à une économie sur les chutes lors de la pose de la moquette (1-2% de chutes contre 5%), ainsi qu’en cas de remplacement de dalles abîmées.

   

Au-delà de la conception produit, Interface® cherche à diffuser le biomimétisme à l’ensemble de l’entreprise. De nombreuses actions et expérimentations inspirées du vivant ont ainsi été mises en œuvre à l’instar du mode de gestion des opérations inspiré du fonctionnement des fourmis. Afin d’atténuer l’hyperspécialisation des salariés de la chaîne de production, les cinq personnes d’une même ligne ont été formées aux cinq postes de celle-ci, à l’image des fourmis capables d’occuper une fonction différente de la leur en cas de besoin. Ainsi, les salariés de la chaîne de production sont en capacité d’échanger leurs postes lorsque nécessaire, ce qui permet d’éviter certains maux de production industrielle et d’assurer une meilleure performance grâce à davantage de résilience.

L’ensemble des actions mises en œuvre par Interface® depuis 12 ans leur aurait ainsi permis d’économiser des tonnes de matières premières et de réaliser des économies estimées à 405 millions d’euros[7].

 

L’exemple des Vignerons de Buzet – Inspirés par Nature

Engagée depuis plusieurs années en faveur d’une viticulture et viniculture durable, les Vignerons de Buzet ont souhaité aller encore plus loin dans leur démarche. Accompagnés par Vertigo Lab, ils ont développé une stratégie « inspirée par Nature » matérialisée par diverses actions dont la création d’un jardin des filtres (écosystème naturel traitant les eaux de process) ainsi que la mise en œuvre de paiement pour services environnementaux[8].

 

La nature constitue également une source d’inspiration pour des organisations à une échelle plus large que celle de l’entreprise, pour des tissus d’entreprises. Les écosystèmes naturels peuvent en effet inspirer les interactions entre des entreprises réunies sur un même site géographique, c’est le concept d’écosystèmes industriels. Directement inspirés des principes de fonctionnement des écosystèmes naturels, les écosystèmes industriels reposent sur une vision intégrée et circulaire[9]. La circularité des flux de matière et d’énergie sont à la base du concept, à l’image des formes de collaboration qu’on observe dans la nature. La symbiose entre arbres et champignons mycorhiziens en est un exemple : l’arbre fournit au champignon des sucres issus de la photosynthèse, tandis que le champignon lui apporte des éléments nutritifs comme l’azote ou le phosphore et de l’eau.

De nombreux sites industriels appliquent ces principes en Europe, 40 projets étaient réalisés ou en cours de réalisation en 2014[10], dont le plus connu est celui du port de Kalundborg au Danemark. Les pratiques mises en œuvre les plus couramment sont notamment la réutilisation de flux résiduels de processus de production vers un autre, et la mutualisation du recyclage des déchets.

 

Si le biomimétisme semble être une solution prometteuse aux défis écologiques, sociaux et économiques que nous rencontrons, il convient néanmoins de rester vigilant quant à son utilisation, au sens que nous lui donnons. L’avertissement de Nicolas Hulot « notre monde est caractérisé par une profusion de sciences et un déficit de conscience » nous met ainsi en garde contre la finalité technologique vers laquelle ne doit pas tendre le biomimétisme. Aussi, comme pour tout outil, c’est dans la manière dont le biomimétisme est utilisé que ses effets sont vertueux ou non. Il s’agit alors de veiller à ce que le biomimétisme demeure au service de la nature : s’inspirer du vivant pour le vivant.

 

(Cet article a été publié dans Sud-Ouest : https://www.sudouest.fr/2018/04/27/s-inspirer-du-vivant-pour-developper-notre-economie-regionale-5012538-10275.php)

 

[1] Cette étude a été réalisée pour la Région Nouvelle-Aquitaine dans le cadre d’un partenariat signé avec le CEEBIOS (Centre Européens d’Excellence en Biomimétisme de Senlis). L’intégralité de l’étude est disponible ici : http://vertigolab.eu/wp-content/uploads/2018/01/Rapport-biomim%C3%A9tisme-en-NA_VF.pdf

[2] Pour en savoir plus sur le modèle économique utilisé : http://vertigolab.eu/wp-content/uploads/2017/10/Plaquette-ImpacTer.pdf

[3] https://www.nouvelle-aquitaine.fr/sites/alpc/files/2017-03/Etude%20R%C3%A9gionale%20Biomimetisme.pdf

[4] Biomim’expo est depuis 2016 le grand rassemblement annuel des acteurs et parties prenantes du biomimétisme https://biomimexpo.wordpress.com/.

[5] Pour creuser le sujet : « L’entraide, l’autre loi de la jungle » de Pablo Servigne et Gauthier Chappelle. Edition Les Liens Qui Libèrent.

[6] M. Reeves, S. Levin, D. Ueda. 2017. La biologie de la survie. Harvard Business Review.

[7] Moana Lebel. 2016. Biomimétisme – Colloque Eco-conception 2016. https://www.youtube.com/watch?v=HvwS7iNfmeU

[8] Pour en savoir plus sur l’accompagnement réalisé par Vertigo Lab : http://vertigolab.eu/portfolio/vigneronsdebuzet/ ainsi que celui auprès du Grand Dax : http://vertigolab.eu/portfolio/grand-dax-vers-territoire-bioinspire/

[9] L’économie circulaire consiste à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources pour diminuer notre impact sur l’environnement. Cela se traduit dans la nature par une absence de « déchets » puisque les déchets des uns sont les ressources des autres.

[10] « Le recueil des démarches d’écologie industrielle et territoriale ». 2016. http://www.oree.org/ecologie-industrielle-territoriale/presentation.html

 

[1] OCDE. 2007. « Synthèses ». http://gy.beckham.free.fr/temp/root/miage/AESE/Dossier%20innovation/gy/AESE%20Keynote/expos%C3%A9/39676363.pdf

[2] Philippe Aghion. 2013. « L’innovation : moteur de la croissance et de la compétitivité dans l’économie de la connaissance ? » http://ihest.fr/IMG/article_PDF/article_a780.pdf