CoronaLab #1 – Le tourisme de masse à l’heure de la pandémie : vers un changement de modèle ?

Par mars 26, 2020CoronaLab


Kuriat, Tunisie —  Source : BlueSeeds 

Et après ? La question est dans tous les esprits. Et après ? Quand le confinement s’arrêtera, que les cas diminueront, que la vie reprendra son cours. Et après ? Ces derniers temps, la question de la modification de nos modes de vie pour répondre à la crise climatique et environnementale émergeait davantage dans le débat public. Et après ? La crise sanitaire que nous traversons actuellement a des répercussions plus tangibles pour la population que celle, climatique et environnementale, à laquelle nous faisions et continuerons à faire face. Elle nous force ainsi à opérer rapidement des changements, mettant en avant la capacité de résilience de la société face à un choc de grande ampleur. Mais demain, que restera-t-il de cette volonté collective balbutiante de relever le défi climatique face à une économie à reconstruire ?

Un secteur en particulier symbolise ce dilemme économique et environnemental à venir : le tourisme de masse[1]

Combien de vos amis, de vos proches, de vos collègues de travail, vous ont parlé ces dernières semaines de vols annulés, de déplacements reportés, d’inquiétudes quant aux remboursements de leurs vacances ? Nos habitudes de vacances et de voyage sont fortement questionnées par le début de cette crise. La réponse du secteur du tourisme de masse à cette dernière sera vraisemblablement représentative des aspirations de la société post-pandémie : une reprise de l’activité favorisant un retour rapide à une situation de statu quo, ou une réelle interrogation de nos envies et de nos façons de consommer ?

Le tourisme de masse illustre le paradoxe auquel notre économie fait face : contribuer à la santé financière d’un grand nombre d’Etats à travers le monde alors que son activité pèse parfois lourdement sur l’environnement et les écosystèmes. Aujourd’hui, le tourisme de masse génère environ 10 % du PIB mondial et emploie 1 actif mondial sur 10 de façon directe ou indirecte[2]. A titre d’exemple, le bassin méditerranéen est la première destination touristique mondiale, attirant un tiers des touristes internationaux, soit 306 millions de personnes par an. Mais ce succès touristique s’accompagne d’un grand nombre de pressions (pollution littorale, urbanisation à outrance, etc.), croissantes d’année en année. Les prévisions évaluent ainsi à 500 millions le nombre de visiteurs dans le bassin méditerranéen en 2030[3], quasiment le double d’aujourd’hui.

La crise sanitaire actuelle impacte très fortement toute la chaîne de valeur du tourisme, basée sur d’importants flux internationaux. C’est déjà le cas dans les principales destinations du Nord méditerranéen, qui ont interdit les déplacements (nationaux et internationaux) et fermé les établissements touristiques (bars, restaurants, musées, etc.).  Néanmoins, selon les spécialistes du marché, le tourisme de masse est l’un des secteurs économiques les plus résilients en temps de crise, car capable de retrouver ses niveaux de recettes standards après une période plus ou moins courte de réajustement. Le World Economic Forum estime ainsi qu’il faudrait environ 10 mois après la fin de la pandémie du COVID-19 pour que le tourisme mondial génère à nouveau des flux financiers identiques à ceux d’avant la crise. Pour se relever, les acteurs du secteur auront recours à différentes stratégies marketing visant à attirer rapidement les touristes.

Turquie —  Source : BlueSeeds 

Si cette prévision s’avère juste et que les acteurs du tourisme mondial s’appuient sur les recettes du passé pour relancer leurs activités, cela signifiera que la crise que nous traversons n’aura eu aucun impact sur la prise de conscience et la transformation du modèle actuel. Face à cette probable stratégie de statu quo des acteurs du secteur, les individus et les politiques publiques ont néanmoins la possibilité de réagir dès maintenant pour anticiper l’évolution future du tourisme ; les premiers par leurs choix de consommation, les seconds par leur capacité à concentrer leurs efforts sur l’appui aux structures alternatives locales.

Comme l’explique la philosophe Corinne Pelluchon dans un article du Monde du 23 mars 2020, « ce n’est pas l’épidémie elle-même qui mènera à cette transformation […] de nos modes de vie et tout notre système économique fondés sur une forme de démesure, de toute-puissance », sinon le temps qu’elle met à notre disposition. Ce temps qui nous est offert doit en effet permettre d’entamer une « transformation individuelle et collective, afin que la conscience de notre vulnérabilité, de notre appartenance à un monde plus vaste que soi, de notre lien au vivant […] transforme notre comportement ». Cette épidémie peut être selon elle « l’occasion de se demander ce qui a du sens dans une vie humaine : est-ce prendre l’avion pour un séjour de quelques jours ou pour une conférence plus ou moins utile à l’autre bout du monde ? ».

Ce « temps suspendu » qui nous est offert est donc l’occasion de repenser nos modes de voyage pour privilégier des formes alternatives de découverte, afin de freiner les impacts négatifs du tourisme de masse. Pour continuer la démonstration avec l’exemple de la Méditerranée, le tourisme peut ainsi s’ancrer dans une démarche plus locale et écotouristique, offrant ainsi les opportunités de développement économique suivantes :

  • Une redécouverte de lieux de voyage de proximité ;
  • Une relance du commerce local de proximité ;
  • Le développement d’activités touristiques éco-responsables, soutenues par de nouvelles politiques publiques en matière de tourisme ;
  • Une redéfinition sur le long terme de ce que nous attendons, en tant qu’individu, des notions de voyage et de tourisme (passage d’un tourisme de masse à des formes dites de slow tourism[4]).

Gyaros, Grèce  —  Source : BlueSeeds 

Nos propositions

La réorientation de nos modes de consommation et un soutien politique fort sont les orientations défendues ici pour assurer une refonte de nos modes de voyage et de consommation de vacances vers plus de durabilité. Ces orientations se déclinent en trois axes majeurs :

1.Une réorientation choisie de nos modes de consommation individuels. En tant qu’individu, un temps nous est donné pour repenser la façon dont nous consommons, afin de faire de nos choix de consommation un outil de décision et de transformation politique et sociale

2.Une réorientation « forcée » de nos modes de consommation individuels. Par son caractère exceptionnel et anxiogène, cette période laissera des séquelles potentiellement bénéfiques pour une approche raisonnée du voyage (peur de voyager loin, baisse du pouvoir d’achat…) ;

3.Une prise de conscience politique sur la nécessaire relocalisation des activités économiques. Afin d’augmenter la résilience de notre économie, la « relocalisation » de certaines activités est une approche jugée pertinente par de nombreux experts. C’est le cas notamment des économistes Maxime Combes, Geneviève Azam, Thomas Coutrot et le sociologue Christophe Aguiton[5], dans une tribune publiée dans le journal Le Monde. Ce concept pourrait aussi s’appliquer au tourisme par la mise en place d’initiatives locales soutenues par les territoires et les collectivités. Par exemple, les initiatives alternatives offrant des formes de tourisme innovant sont de plus en plus nombreuses dans le bassin méditerranéen : pescatourisme[6], randonnées, découvertes de l’artisanat et de la permaculture, logement chez l’habitant, etc. Le projet BlueSeeds porté par Vertigo Lab, travaille sur le développement de plusieurs initiatives de tourisme alternatif local dans différents pays du pourtour méditerranéen, notamment via la mise en place d’un incubateur d’entreprises locales, expérimenté sur l’île de Lastovo, en Croatie. De telles initiatives de tourisme durable pourraient, à l’avenir, être soutenues plus fortement par les Etats méditerranéens, touchés durement par la pandémie. Ces exemples doivent permettre de démontrer qu’une économie locale et raisonnée du tourisme est possible, et offre une alternative viable au tourisme de masse. Cette nouvelle approche du tourisme favorisera ainsi des retombées économiques plus équitablement captées par les communautés locales, tout en diminuant les impacts environnementaux du secteur.

Lastovo, Croatie —  Source : BlueSeeds 

Pour conclure, les enjeux économiques liés au tourisme de masse en Méditerranée sont tels que le secteur pourrait se relancer et se renforcer sitôt la pandémie résorbée. Ce scénario engendrerait davantage de pressions sur le littoral méditerranéen et ses écosystèmes. Le temps de réflexion, certes subi, dont nous disposons en ce moment, est une opportunité offerte aux parties prenantes de la Méditerranée pour redéfinir la façon dont nous souhaitons découvrir et chérir cet espace commun.

REFERENCES

[1] L’Organisation Mondiale du Tourisme estime que 95% des touristes mondiaux se concentrent sur moins de 5% des terres émergées : cette estimation représente une première définition géographique du tourisme de masse. Ce dernier peut aussi être décrit, selon géoconfluences, comme « le système touristique le plus récent, fondé à la fois sur l’accès du plus grand nombre au tourisme et sur l’individualisation des pratiques, standardisées ou personnalisées, répétitives ou innovantes ».

[2] World Travel & Tourism Council, 2019. Travel & tourism Economic Impact in 2019.

[3] UNWTO, 2012.

[4] Dans le Journal of Travel Research, en 2014, les chercheurs Haemoon Oh, A.George Assaf et Seyhmus Baloglu décrivent le slow tourism comme un concept englobant « une série de pratiques spatio-temporelles, de modes de déplacement immersifs et de relations éthiques qui reposent sur le désir de se connecter de certaines manières et de se déconnecter des autres. Ces dernières années, le slow tourism s’est détourné de la simple durabilité environnementale pour se concentrer sur la pratique du temps et de l’espace de manière à favoriser la satisfaction et le bien-être personnels ». Le slow tourism est donc une forme innovante de tourisme, qui s’est développé sur la base d’autres mouvements sociaux plus anciens de type slow food et slow cities.

[5] « Les appels à la relocalisation et à la relance de l’économie ne sauraient, en effet, masquer le caractère intrinsèquement insoutenable du système productif mondial. […] Avoir confié aux seuls marchés financiers et entreprises multinationales la majeure partie de l’économie et de son financement, faisant de la seule rentabilité financière à court terme le critère de décision majeur, joue comme un facteur d’aggravation et d’emballement dans des situations défavorables. […] exigence d’une relocalisation des activités pour réduire notre empreinte écologique et générer des emplois pérennes et de qualité, en faisant jouer la coopération et la solidarité internationale, devrait guider les choix structurels à prendre dans les semaines à venir. » https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/22/relocaliser-n-est-plus-une-option-mais-une-condition-de-survie-de-nos-systemes-economiques-et-sociaux_6034010_3232.html

[6] Activité consistant à embarquer des passagers, à bord de navires de pêche et d’aquaculture, afin de leur faire découvrir les métiers correspondants. Le but du développement de cette activité est d’offrir des solutions alternatives génératrices de revenus pour les petits pêcheurs. Source : Rapport CGEDD n° 010787-01, IGAM n° 2017-38 et CGAAER n° 16095 établi par Philippe GARO (CGAAER), Dominique STEVENS (CGEDD) et Patrice VERMEULEN (IGAM)